Obsédés que nous sommes par la qualité et l’accessibilité Web, nous oublions quelquefois de prendre le recul nécessaire pour analyser ce qui se passe vraiment. Je parle d’une vision à dix ou 15 ans. Alors certes, de notre côté, nous vous parlons toujours de feuilles de styles, d’accessibilité, de fond, de forme, de design, de technologies, de contenus, de Web 2.0, de fils de syndication, de webmarketing. Le plus souvent, nous vous en parlons sous l’angle de la qualité Web. Mais la qualité Web n’est finalement qu’un objectif. Dès que l’on creuse un peu plus loin, dès qu’on se penche un peu sur les méthodes, les outils, les humains et sur leur rôle dans la révolution numérique, on retombe systématiquement sur un concept fondamental : le lâcher prise.
Pour ceux qui m’ont déjà suivi ou subi en conférence ou en formation, le lâcher prise n’est pas une nouveauté. J’ai découvert ce concept via pompage et OpenWeb, notamment grâce à des graphistes comme Emmanuel Clément, qui ont su m’expliquer comment des mécanismes d’ordre technique avaient un impact sur les métiers du Web. Je fais ici allusion aux feuilles de styles et aux standards du Web, qui permettent de séparer le fond de la forme, en stockant d’un côté la présentation et de l’autre côté les contenus et leur structure. Ce simple mécanisme a des conséquences majeures. Tout d’abord, le média web est enfin abordé comme un outil dans lequel la présentation peut être amenée à se dégrader élégamment, et dans lequel les contenus et la structure doivent toujours parvenir à l’utilisateur final.
Ce simple mécanisme a d’ores et déjà créé un fossé immense entre le designer « print » qui crée des livrables qui ne se dégradent pas, et dans lequel le fond et la forme sont totalement imbriqués, et le designer Web. La mutation du designer print au designer Web est pour moi la référence en matière de lâcher prise.
Le designer Web doit en effet apprendre à créer des designs qui se dégradent élégamment, et pour lequel le contenu et l’usage passent avant toute autre considération, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire « moins joli ». Finalement, ils ne sont pas si nombreux, les designers Web qui ont été au bout de ce lâcher prise sans renoncer à leurs ambitions artistiques. Ceux que je connais n’ont d’ailleurs jamais eu à le regretter.
Mais le lâcher prise ne se limite pas au design Web. Je me suis amusé à lister un certain nombre d’exemples de lâcher prise :
- L’autre terrain de jeu majeur du lâcher prise se trouve dans le domaine de la propriété intellectuelle. Internet a permis l’émergence de nouveaux modes de diffusion de la connaissance et favorise de nouvelles règles de propriété intellectuelle. Toute entité qui décide de basculer du code source ou des contenus produit par ses soins en licence ouverte est obligé de lâcher prise sur ce code. La propriété intellectuelle défensive est remplacée par une recherche de légitimité offensive. Cela permet souvent à ceux qui auront vraiment su lâcher prise d’acquérir une vraie légitimité et de l’exploiter utilement. Cela conduit également ceux qui ne lâchent pas prise à échouer tôt ou tard par perte de légitimité.
- Le lâcher prise est également en train de se produire dans le domaine de la musique et de la création artistique. Les artistes et les sociétés qui vivent de leur acquis ou de leur modèle classique perdent en légitimité. Qui peut encore croire qu’il sera possible de contrôler la diffusion et la reproduction des contenus artistiques numériques ? Les sociétés et artistes qui vivaient exclusivement de la reproduction des supports et des droits d’auteurs ne le savent pas encore, mais leur combat est sans doute perdu d’avance. Tôt ou tard, ils devront lâcher prise.
- Sur le plan technologique, les Directions informatiques de grandes entreprises tentent désespérément de contrôler les outils de travail de leurs utilisateurs, et même quelquefois de leur bloquer les accès à certains contenus. Ils sont encore nombreux à adopter ce type de politique, au point que ce fonctionnement est presque une norme dans les grandes entreprises. Leur combat est perdu d’avance. Ils vont lâcher prise.
- Pendant longtemps, les agences Web et SSII développaient leurs propres CMS (Content Management Systems), avec la certitude que celui-ci était excellent, voire le meilleur. progressivement, ces CMS sont abandonnés au profit de logiciels libres, tout simplement parce que les clients exigent de leurs prestataires de ne pas être liés à vie avec eux. Ils leurs demandent de lâcher prise, et ça marche.
- Pendant longtemps, la gestion d’un site Web était confiée à un webmestre, qui publiait des contenus. Depuis, le webmestre a évolué ou disparu. Il a du choisir entre devenir un rédacteur parmi d’autres, ou lâcher prise sur la production de contenus et devenir animateur.
- Par la suite, les producteurs de contenus internes (ceux qui ont poussé le webmestres vers la sortie) ont quelquefois été remplacés ou complétés par un groupe de contributeurs externes, c’est la dimension sociale du Web 2.0. Une fois de plus, l’ouverture aux contributeurs externes est un lâcher prise.
- Les éditeurs de newsletter avaient l’habitude de contrôler l’envoi des informations, tout en profilant au maximum les internautes et leur comportement. L’arrivée des fils RSS a changé la donne. Ce sont les utilisateurs qui choisissent de s’abonner ou pas, ce sont eux qui décident de consulter les contenus, pas forcément en consultant les sites en eux-mêmes, d’ailleurs.
- L’expert accessibilité pensait bêtement qu’il avait les clefs pour aider à créer des sites parfaitement accessibles, puis il s’est rendu compte que l’accessibilité absolue était une utopie. Il s’est rendu compte que son rôle n’était pas de faire l’accessibilité mais d’aider les contributeurs à produire des contenus de plus en plus accessibles jour après jour. Il doit lâcher prise. L’expert accessibilité ne peut pas tout contrôler. Il doit lâcher prise, et s’il ne le fait pas, il se décrédibilise.
- L’apprenti chef de projet pensait qu’avec une formation de cinq ans en informatique, il connaitrait le Web. Arrivé en poste, il se rend compte que tous les matins, son métier est nouveau, et que des autodidactes en connaissent plus que lui. Il doit lâcher prise sur ses connaissances, et comprendre que son travail n’est pas de connaitre le Web mais de savoir le découvrir tous les jours.
Je pourrais multiplier les exemples, car il y en a bien d’autres, mais il me semble plus intéressant d’essayer d’analyser ce qui conduit à lâcher prise. Car aussi curieux que cela puisse paraître, c’est presque toujours le même chemin qui est suivi. J’avais déjà abordé ce sujet sous un autre angle dans mon billet « Le droit à l’erreur« . Le lâcher prise ne se décrète pas. Le plus souvent, de ma propre expérience, il se subit. Ce n’est le plus souvent qu’après avoir lâché prise, à petit pas, qu’on commence à se rendre compte que finalement, un autre fonctionnement est possible.
Si vous rencontrez des évangélistes du lâcher prise, vous aurez peut-être la chance qu’ils vous fassent comprendre immédiatement de quoi il s’agit. Mais ce n’est pas le plus probable. Le plus probable, c’est que vous allez vous planter. Vous allez faire des sites en full flash, vous allez faire du design statique sur le Web, vous allez faire des versions spécifiques pour certains utilisateurs, vous allez faire une version accessible de votre site en doublant la version « normale », vous allez mettre des conditions juridiques terriblement contraignantes sur vos contenus, vous allez empêcher les liens profonds, vous allez mettre en place un PALC (Proxy A La Con), vous allez obliger vos utilisateurs à utiliser Internet Explorer 6 jusqu’à ce que mort s’ensuive, vous aller protéger votre CMS maison et décider qu’il sera tôt ou tard le meilleur CMS du monde, forcément, et puis vous allez vous planter, forcément.
Alors, vous commencerez à penser aux standards, à l’open source, aux utilisateurs, à l’ouverture, au Web. Vous raisonnerez par l’absurde : si je ne peux pas tout contrôler, ne serait-il pas plus intelligent de faire avec ?
De gré ou de force, à mon humble avis, nous allons tous y passer. Et c’est tant mieux, car idéalement, le lâcher prise ne doit pas être subi. Sinon, il est fort désagréable, et je sais de quoi je parle. Dans une interview parue récemment, j’indiquais que l’accessibilité ne devait plus être une contrainte, mais un choix. Je ne parlais pas d’autre chose que de lâcher prise.
Le lâcher prise a quand même des limites. Nous avons tous à faire un basculement progressif, et entre temps, nous devons vivre. Sur le plan commercial, un nombre incalculable de sociétés vivent du contrôle. Tout l’enjeu sera de faire évoluer le curseur du lâcher prise de manière progressive, et sans doute pas sur tout, ou en tous cas, sous d’autres formes. Lâcher prise, c’est comme faire du vélo sans roulettes. Quand on ne sait pas encore, il y a des risques de se faire très mal. Mais quand ça marche, quelle libération.
Note : A la lecture de ce projet de billet, Laurent Denis me souffle que lâcher prise a ses limites, et que lâcher prise, c’est finalement « Faire semblant d’accepter ce qu’on ne peut pas empêcher ». Il me dit également, et je suis d’accord avec lui, que « le lâcher prise est une autre forme de contrôle, et rien de plus, avec une part de recul du contrôle, pour mieux contrôler ce qu’on fait, avec moins d’illusion. En fait, c’est l’occasion surtout de savoir exactement ce qu’on a intérêt à contrôler, pour mieux le faire ». Pour Laurent, « Le lâcher prise n’est rien d’autre que de la bonne politique 😉 « .
J’ajouterais que le lâcher prise est souvent efficace. Netscape mourrait face à Internet Explorer jusqu’à ce que le code devienne libre et que Firefox prenne enfin une part du marché. Même chemin avec StarOffice qui vivotait face à MSOffice jusqu’à sa mutation en OpenOffice.org.
Dans les deux cas, la décision a été difficile, critiquée et est apparue plus comme une bouée que comme une stratégie volontaire. D’ailleurs le lâcher prise est une devise du libre : « release early, release often ». Ce ne sera jamais parfait mais le libre rend le code améliorable par tous.
Côté rédactionnel, Wikipédia est un bel exemple : on lâche prise, quitte à devoir corriger les nombreuses erreurs.
« Si vous rencontrez des évangélistes du lâcher prise, vous aurez peut-être la chance qu’ils vous fassent comprendre immédiatement de quoi il s’agit. Mais ce n’est pas le plus probable. Le plus probable, c’est que vous allez vous planter. »
Il suffit de lire tes articles, et faire preuve de bon sens pour arriver à lâcher prise avant de se planter.
🙂
Effectivement se sont les premiers articles à ce sujet que j’ai lu sur OpenWeb qui m’ont fait changer de point de vue, et à l’heure actuelle je pense que si je n’avais pas pris en compte le « lâcher prise », je me serai probablement planté sur des éléments relativement importants.
Merci en tout cas pour ce rappel et pour tous tes articles sur le sujet.
Oui Merci Elie.
Sujet intéressant. On n’a pas toujours le temps de prendre le recul nécessaire sur nos actions au quotidien.
On est dans le contrôle, le contrôle de ses propres actions, de son business, et par là-même un peu décalé par rapport aux orientations possibles et/ou inévitables à moyen terme.
La réflexion se doit en effet d’être posée pour envisager les étapes ultérieures.
Quand je laisse (ou suis contraint de laisser) le contrôle sur les technos ou les savoir-faire que j’utilise car je sais qu’ils vont servir et qu’ils seront maitrisés et développés par beaucoup d’autres que moi, est-ce vraiment une dimension de légitimité offensive ou un abandon pour rechercher une nouvelle forme de contrôle ? Opportunément ?
C’est effectivement éclairant sémantiquement parlant mais n’est-ce pas au fond ce qui a toujours été ? Et dans tous les domaines ?
Cela dit, Netscape est mort et OpenOffice n’est pas StarOffice, pour répondre à Fabrice.
Pour le reste, entièrement d’accord. C’est simplement une prise de conscience, effectivement parfois douloureuse. Voir le Tao du web design et imaginer le bruit que ça a fait quand l’article est sorti http://www.pompage.net/pompe/tao/
@Stéphane :
Netscape est mort et c’est justement un bel exemple, le produit est plus important que la société qui le porte. Le but est de fournir un navigateur performant, extensible et ouvert plus que de montrer ses muscles.
OpenOffice n’est pas StarOffice : euh, oui. Si tu ne regardes pas le code source, que tu n’utilises pas l’API (qui commence par com::sun::star) ou que tu ne regardes pas les mentions en bas de page sur le site d’OOo, tu dois pouvoir oublier la filiation. 😉
D’ailleurs, Sun a bien conscience qu’il faut lâcher prise avec OOo, la libération de Java ou le milliard de dollars du rachat de MySQL. Une somme pareille pour acheter une firme dont le code source est sous licence libre, les secrets de fabrication ne sont décidément plus la valeur ajoutée. Reste à savoir ce qu’en fera Oracle… s’il n’est pas racheté.
Merci pour cet article rondement mené et qui fait bien réfléchir. Si je peux ajouter ma petite sauce… Que dire d’un lâcher prise encore plus important qui nous amènerait à ne plus considérer le site Internet comme un but ultime et obliger dans notre travail ? Je m’explique de très nombreuses entreprises se trouvent « affubler » d’un site internet ne correspondant pas à leurs attentes et besoins, surdimensionné en termes de coûts comme en termes de maintenance humaine.
C’est notamment le cas de très nombreuses TPE pour lesquels les agences web et chef de projets ne voient qu’une solution : « créer un site Internet », j’ajouterai « comme tout le monde ».
C’est oublié qu’Internet est complètement ouvert, qu’il n’est pas obligatoire d’avoir un site correspondant au standard pour exister sur le web !
Ainsi bon nombre de TPE et d’artisans de petites tailles n’ont que faire d’un site Internet classique qui ne leur correspond pas. Celui ci n’a comme utilité que de permettre aux agences de vivre en leur vendant des sites assez chers.
Pourtant il existe de nombreuses solutions alternatives comme les Local Business Map proposées gratuitement par Google qui donnent à ces entreprises uniquement ce dont elles ont besoin une visibilité sur Internet sans entrainer de frais… A quoi bon également créer un site d’une dizaines de pages toutes plus ou moins vides d’intérêt alors qu’un site d’une ou deux pages complets et intelligents suffit ?
Alors j’abonde à 100% dans le lacher prise et je vous invite à aller plus loin en ne considérant plus la création d’un site Internet comme une finalité en soi…
@Elie
Excellent article !
Juste une question:
« Vous allez faire des sites en full flash, vous allez faire du design statique sur le Web, vous allez faire des versions spécifiques pour certains utilisateurs ».
Static vs fluid/liquid vs elastic: vaste débat. Selon moi, on peut faire des applis/sites complètement web en design statique (il n’y a d’ailleurs pratiquement que ça, hormis Gmail et son contenu hyper dense, et Mediawiki/Wikipedia.
Le reste, j’ai toujours du mal à croire (essais concrets à l’appui) à la beauté conceptuelle du design gazeux qui prend toutes les formes qu’on veut en flottant, et qui devient de facto non-prédictible (même avec un bon framework CSS) dès l’instant où on veut s’adapter à toutes les tailles d’écran ou media.
Les bonnes pratiques à mon sens me renvoient vers des styles adaptés à chaque type d’écran (et sélectionnés avec de bonnes Media Queries par exemple).
On peut toujours objectiver en disant qu’il vaut mieux profiter de la largeur de l’écran, mais franchement, quand on voit ce que ça donne sur certains sites, c’est morne plaine au milieu de l’écran, et ça donner mal au cou. Encore faut-il avoir du contenu bien adapté et bien consistant (Gmail oui, sites marchands mouais), et que les designers et concepteurs du site aient prévu tous les cas de redimensionnement, ce qui est difficilement possible…
Votre avis ?
@Jean : quand je parlais de sites statiques, je pensais à des sites dont le contenu était statique (par opposition aux sites dont les contenus sont dynamiques). Ce n »st pas très clair dans l’article. Sur l’adaptation aux medias, vous vous en doutez, je pense comme vous. Au moins maintenant, c’est clair. Merci et à bientôt. Elie
S’agit pas de lâcher prise mais plutôt de porter l’effort de contrôle en un lieu où il devient opérant : effectivement, vouloir contrôler la forme que prendront les contenu est une dépense énergétique inutile dès lors que des outils offrent la possibilité de les modifier, les transformer, les trier, les déformer, les remixer, etc.
En revanche, porter l’effort de contrôle sur la façon dont ils sont structurés – et ne pas lâcher prise là-dessus – est une dépense énergétique cohérente, pertinente, et qui peut garantir ce que le « contrôle de forme » historique issu du papier ne peut (presque) plus garantir.
La volonté de contrôle est toujours là seulement elle s’opère à un autre niveau, plus en amont. Laissons donc le « lâcher prise » aux bouddhistes et à leur extinction de toute source de souffrance en ce bas monde et concentrons-nous plutôt sur ce qu’il est intéressant de contrôler, énergétiquement, techniquement et économiquement parlant.
@Wolden : remarques extrêmement pertinente. Il est bien évident qu’on ne lâche pas prise sur tout, et que les points que vous suggérez, mais il y en à d’autres sont des sujets sur lequel il ne faut pas lâcher prise 😉
Au fait, en parlant de dégradation élégante, étions-nous réellement le lundi, octobre 26 2009, 08:07 ? ne lâchons pas prise sur un <span lang= »ENfrancisé »> 😉